Les fioritures en tango argentin

Tout d'abord, qu'est-ce qu'une fioriture ? 
La différence entre la danse et la plupart des sports, c'est que la danse, c'est faire un mouvement sur la musique : le corps interprète la musique, est à son service. La fioriture, c'est la danse par excellence, car sa seule raison d'être, c'est une note que le guideur n'aura pas pu guider, par exemple en raison du foisonnement de la musique (cf Canaro et ses deux mélodies concomitantes, Biagia avec son foisonnement...). C'est donc un mouvement du corps que seul l'un des deux partenaires va effectuer pour interpréter, seul, une note ou un effet musical. C'est presque comme si la musique allait guider un petit détail dans le corps de l'un des deux danseurs. Cela signifie qu'à notre point de vue, bouger pour bouger, ce n'est pas de la danse et que l'intérêt de la fioriture, c'est que même si l'on la fait de son côté, on est en train de faire un cadeau à la danse. 
La plupart du temps, les fioritures en tango argentin sont faites avec les pieds ou les jambes, mais on peut aussi faire un mouvement du bassin ou de la tête, par exemple. 

Nous commencerons par voir les différents types de fioritures, puis leur intérêt pour la danse et pour la dynamique du couple de danseurs. 

Nous avons différentié 3 sortes de fioritures chez le guidé :
- celles qui n'influencent pas le guidage
- celles qui influencent le guidage
- celles qui permettent de masquer un soucis, de rattraper

Les fioritures qui n'influencent pas le guidage
Le guideur propose un pas et le guidé fait un mouvement en plus en arrivant à l'endroit proposé par le guideur, sans changer la proposition. Il arrive même que le guideur ne se rende pas compte du fait qu'une fioriture ait été "commise" ! 
Lorsqu'il s'en rend compte, il peut parfois à son tour faire la même fioriture pour montrer son écoute. Il peut aussi guider la fioriture, ce qui ne sera plus une fioriture, mais cet effet miroir est très apprécié par les guidés car cela leur montre que le guideur a apprécié cette contribution.

Les fioritures qui influencent le guidage
Le guideur propose quelque chose et le guidé va faire autre chose ou changer le rythme proposé. Par exemple, il est possible de faire un huit avant plus lent que le guidage, si la musique invite à ce ralenti. 
Pour le guideur, il existe alors deux solutions : "réceptionner la contre-proposition" ou forcer la personne guidée à exécuter ce qui lui a été demandé.  
Réceptionner la contre-proposition, cela veut dire utiliser ce qui se passe comme source d'enrichissement de la danse, d'inspiration. Cela signifie que le guideur possède une capacité d'écoute importante car il est en train de proposer une énergie au guidé. Lorsqu'il y a une contre-proposition, il y a en quelque sorte une petite résistance, le guideur ne sait alors s'il y a un problème de clarté dans qu'il demande, et donc s'il doit insister, ou s'il a affaire à une ouverture sur autre chose.
Etre ouvert à ce genre de situations et savoir y répondre demande bon nombre de qualités physiques et mentales. 
Déjà, il faut être capable de se rendre compte que quelque chose cloche. Ca a l'air d'être la base, mais certaines personnes ont une telle histoire, personnelle et corporelle, qu'il faut une situation très caricaturale pour qu'elles se rendent compte que ça ne va pas. 
A partir du constat que le guidage ne passe pas, il y a plusieurs types de réactions :
- les guideurs qui se mettent à douter.
Ils doutent tellement qu'au lieu de rester dans la danse, ils commencent à croire qu'ils font mal, qu'ils sont nuls.... et ils perdent tous leurs moyens d'être en communication pour continuer sereinement la danse. 
- les guideurs commandeurs 
Ils estiment que ce sont eux qui commandentils ne souhaitent pas d'interférence. Ils vont alors avoir plusieurs possibilités dans ce genre de situations : 
+ pousser ou tirer la personne guidée avec plus ou moins de force voire de violence. Comme en général, c'est un homme qui guide et une femme qui est guidée sur talons, vous voyez vite en faveur de qui  l'utilisation de la force peut finir. 
+ esquiver, ils vont prendre le contre pied et partir dans l'autre sens, ce qui laisse le guidé sans appui pour répondre et annihile leur intervention.  
- les guideurs réceptionneurs... marqueurs
Ce sont les guideurs qui vont se demander ce qu'ils peuvent faire avec cet événement. Ils ne cherchent pas de coupable, ils utilisent juste cette nouvelle donnée comme source d'enrichissement de la danse commune et par conséquent de la relation. Ils peuvent juste laisser la proposition se faire et enchaîner, ou au contraire reproduire encore la proposition. 
Par exemple, si dans un huit avant, le guidé continue à marcher autour du guideur, lorsqu'il arrête, le guideur peut reprendre la proposition et ne pas le sortir de la torsion, mais au contraire continuer la marche en avant, voire proposer des doubles-temps. Il peut aussi repartir en arrière jusqu'à l'endroit de "l'événement". Cela signifie aussi que le guidé qui propose doit être capable de réceptionner à son tour, malgré la surprise !
En milonga, en tant que guidé, on peut par exemple proposer une accélération afin de montrer notre disposition aux contre-temps.

L'avantage des contre-propositions, c'est qu'elles donnent l'occasion au guideur de sortir de ses habitudes. Il peut, grâce à ces interventions, se rendre compte qu'il y a des choses qu'il ne fait jamais et d'autres qu'il fait tout le temps. On est alors dans une danse en co-construction. Elle demande une grande écoute des deux côtés, mais elle est très enrichissante pour les deux partenaires. 

Les fioritures qui permettent de masquer un soucis, de garder la face (à double titre ;)
La personne guidée n'est pas dans une bonne position : elle est en déséquilibre, par exemple. Pour "sauver la face", il lui est possible de rajouter quelque chose comme un petit déplacement rapide pour retrouver son axe, de lever une jambe pour éviter une chute, de compenser par un déplacement des hanches... Cela permet de se sortir élégamment de situations délicates et de garder un enlacement souple avec le guideur. Elles seront d'autant plus élégantes, qu'on cherchera à les effectuer en musique !
L'avantage de ce genre de fonctionnement, c'est que la danse reste fluide, car il n'y a pas de rupture de la communication. L'inconvénient, c'est quand le guideur peut parfois n'être pas conscient du fait que l'on passe son temps à le rattraper ce qui ne lui permet pas de se corriger. 
Par exemple, bon nombre de guideurs ne tournent pas assez l'épaule droite quand ils proposent un huit avant sur leur droite. Cela signifie que la danseuse n'a physiquement pas la place pour passer sans perdre son axe. il est possible de tricher un peu avec les pieds en tant que guidé en décalant le pied plus loin du danseur pour avoir la place pour passer. Pareil lorsqu'il y a eu un sandwich et que le danseur n'ouvre pas assez le pied ce qui oblige le guidé à passer avec une cheville tordue. 

Les trois sortes de fioritures du guideur
Il existe plusieurs types de fioritures chez le guideur :
- celles qu'il prévoit en fonction de ce qu'il guide (le lever de jambe à 0'51). Il danse normalement et lève la jambe ou le pied, caresse la sol, change l'enlacement...
- celles qu'il fait en miroir d'une proposition de fioriture de la personne guidée. Par exemple, si la danseuse caresse le sol pendant un moment, il peut le caresser de son côté. Elle met du temps à faire un pas, il peut tourner sur lui-même alors que ce n'était pas prévu initialement. 
- celles qu'il fait pour rattraper un décalage
Il sent qu'il y a un inconfort, au lieu de proposer de faire un pas ensemble, le guideur va faire un petit pas pour rattraper. De l'extérieur, cela donne presque l'impression que c'est prévu car on va chercher à l'exécuter en musique. 


Deux vidéos pour illustrer nos propos
Moira Castillano est l'une des plus grandes danseuses de tango reconnue au niveau international.  Elle a longtemps vécu à Paris et y a lancé sa carrière de danseuse.  
Cette vidéo de Moira avec Octavio est une bonne illustration de l'écoute musicale et réciproque des partenaires.
On y voit bon nombre de fioritures de Moira qui n'ont pas d'influence sur le guidage (1'55), mais d'autres en ont. A 1'40 et à 3'04, par exemple : ces pas (la jambe du guideur qui monte et le corps de Moira qui part en arrière) sont des contre-propositions de la part de Moira, ils ne sont pas guidés, mais sont splendidement acceptés et magnifiés par Octavio !
Maintenant regardez à nouveau cette partie et les conséquences si Octavio avait refusé la proposition. Pour le final, Moira n'a pas vraiment le temps de reprendre un enlacement classique et, en gardant le bras en l'air ainsi, elle permet de "sauver" un peu la face, elle trouve la conclusion qui est la plus juste en fonction de ce qui vient d'être vécu. 
Dans cette autre vidéo de Matias et Gaston (l'ancien partenaire de Moira), vous pouvez aussi voir comment, à partir d'éléments relativement simples, ce qui importe, c'est l'appropriation de la musique par les deux partenaires, sa dramatisation. Ils exagèrent un peu à quelques rares moments, mais le reste du temps, entre les moments de suspension qui deviennent de vrais moments de suspens, les accélérations ou encore les moments dramatiques, ils nous racontent une vraie histoire, à deux.
Certains diront que ce sont deux hommes qui dansent le tango et pas un vrai couple. Outre le fait que le tango ait commencé ainsi, avec des hommes qui pratiquaient et apprenaient entre eux, je suis plus satisfaite par une telle vidéo que par plus de 90% des autres vidéos de tango, justement, en raison de cette collaboration, plutôt que d'une soumission ou une déconnexion.

Les fioritures, un bien pour le couple ?

Une écoute de la musique avec une "activation" de la personne guidée
Comme vous le voyez ici, les fioritures n'ont de sens que parce qu'elles vont permettre de mettre un passage musical en exergue. Elles permettent à la personne guidée de s'approprier plus la musique et de devenir actrice plutôt qu'exécutrice. Elles permettent au guideur de penser aussi un peu à lui : il est lui aussi un interprète. 
En faisant des fioritures, on donne à l'autre à écouter la musique sous notre angle, c'est-à-dire parfois sous un angle qu'il n'avait pas envisagé, il peut alors s'imprégner des propositions, non seulement dans cette danse, mais à l'avenir. 

Une écoute réciproque
Elle permettent de développer la complicité et l'écoute au sein du couple. Attendre et "réceptionner" les propositions en tant que guideur, magnifier le guidage en tant que guidé. En se répondant l'un à l'autre, on montre que l'on est là pour l'autre et cela donne envie d'aller plus loin dans la musique. 
Il va de soi que la personne guidée, même si elle propose des choses,  reste réceptive et, sauf s'il y a un accord entre les danseurs, n'inverse pas les rôles. De même, une proposition de la part de la personne guidée ne doit pas conduire à une sorte d'abdication de la personne qui guide qui ne propose presque plus rien et finit par laisser errer la personne qu'elle est sensée guider.

Un antidote contre le train-train et les relations unilatérales
Un guideur qui saura réceptionner des fioritures aura une capacité d'improvisation qui va beaucoup se développer pour répondre à des situations inattendues. Il aura ainsi des occasions de sortir de ses rituels et habitudes. Il pourra découvrir des attitudes corporelles qu'il n'avait pas encore envisagées ou des énergies...


Une question peut alors nous venir à l'esprit : mais alors qu'est-ce qui pourrait 
être comparable aux fioritures dans la vie de couple ?????





Pour compléter la lecture de cet article, vous pouvez aussi consulter celui-ci sur les 5 grands éléments constituant le tango argentin. 
Article écrit le 21 novembre 2012 - Dernière mise à jour : 11 juin 2016

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